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Déprogrammation en ORL et conséquences médico légales par le Dr Thierry HOUSELSTEIN, Directeur Médical de la MACSF

La crise sanitaire ayant débuté en mars 2020 a considérablement impacté l'activité médicale et chirurgicale. La mise en place du Plan Blanc, la saturation de certains établissements hospitaliers et des services de réanimation notamment, les différentes mesures prises par les autorités sanitaires ont largement perturbé l’organisation des soins et notamment les interventions chirurgicales. De même, le suivi de patients ou certaines prises en charge ont pu être perturbés, ce qui peut conduire à des situations médico-légales complexes, pouvant aboutir à la mise en cause de professionnels de santé.

Cette situation à risque médico-légal a très logiquement conduit très rapidement le groupe MACSF, assureur des professionnels des professionnels de santé, a émettre des recommandations et préconisations.

https://www.macsf.fr/responsabilite-professionnelle/cadre-juridique/dossier-covid-19

Au travers d'une déclaration de sinistre adressée par un de nos sociétaire ORL, nous nous proposons d'évoquer le sujet du suivi des patients en période de crise sanitaire, pouvant aboutir d'un point de vue médico-légal à une possible perte de chance pour le patient.

Cas clinique :

Il s'agit d'un patient de 18 ans, étudiant, sans antécédent. Ce patient consulte en août 2019, un O.R.L. en raison d'une hypoacousie droite modérée. Après bilan, une surdité de perception est diagnostiquée. Un traitement symptomatique est délivré. Une consultation de contrôle à six mois est programmée. En février 2020, lors de cette consultation de contrôle, l'état clinique est inchangé avec persistance de cette surdité de perception, sans acouphène, ni vertige. L'ORL demande une IRM des angles ponto cérébelleux.

Cette IRM est pratiquée en mars 2020, considérée comme normale. À noter que le compte-rendu est adressé au médecin traitant et non pas à l'O.R.L. ayant sollicité cet examen.
En conclusion cet examen indique « IRM cérébrale et des CAI sans anomalie décelée ».
Nouvelle consultation en mai 2020 au cours de laquelle l'ORL prend connaissance de l'IRM et demande des PEA face à la persistance des troubles auditifs. Cet examen confirmera des troubles au niveau de l'oreille droite. Face à une situation discordante, un avis ORL spécialisé hospitalier est sollicité. Notre sociétaire ORL ne reverra jamais ce patient, sans aucun retour ni courrier du CHU. On apprendra par la suite que le patient et sa mère n'ont pu obtenir de rendez-vous hospitalier, en cette période sanitaire particulière.

En octobre 2020, le tableau clinique s'aggrave avec apparition de troubles de l'équilibre et une paralysie faciale. Un bilan est pratiqué en urgence, retrouvant une lésion de l'angle ponto cérébelleux droit. Après relecture de l'IRM de mars 2020, confirmation que cette lésion était déjà visible. Une intervention sera pratiquée en urgence, permettant de confirmer un médulloblastome. Malheureusement, nous n'avons pas plus d'informations concernant l'évolution de l'état de santé de ce jeune homme.

Face à cette situation, une réclamation amiable est adressée à notre sociétaire O.R.L.
D'un point de vue médico-légal, ce jeune homme et sa famille reprochent un retard au diagnostic du médulloblastome, une erreur à la lecture de l'IRM de mars 2020, mais aussi de ne pas s'être assuré du suivi, et notamment de l'absence de retour de l’avis hospitalier sollicité. En l'état, après instruction de ce dossier, il s'avère que le patient aurait bien sollicité un rendez-vous hospitalier, sans avoir le moindre retour de cet établissement, en période cogite.

Un retard au diagnostic et au traitement de l'ordre de six mois est évoqué. La question porte bien évidemment sur les conséquences potentielles de cet éventuel retard, pouvant être à l'origine d'une perte de chance …en cette période très particulière sur un plan médico-légal.

Sur le plan juridique :

L'article L. 3131 – 1 du Code de santé publique rappelle qu'en cas de menace sanitaire grave, appelant des mesures d'urgence, notamment cas de menace d'épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l'intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques encourus et appropriée au circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population

L'article L. 3131 – 4 du Code de santé publique rappelle que la réparation intégrale des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales imputables à des activités de prévention, de diagnostic ou de soins réalisés en application de mesures prises conformément aux articles L. 3131 – 1  ou L. 3134 – 1 est assurée par l’Office national d’Indemnisation des accidents médicaux (ONIAM).

Selon l'article L. 1142 – 1 du Code de santé publique, la responsabilité des médecins n'est engagée qu'en cas de faute

Citons enfin l'article R. 4127 – 12 du Code de santé publique rappelant que le médecin doit porter son concours à l'action entreprise par les autorités compétentes en vue de la protection de la santé et de l'éducation sanitaire. Il participe donc aux actions de vigilance sanitaire…

En cas de réclamation médico-légale, le risque juridique mais également indemnitaire sera bien évidemment porté par la notion de perte de chance

La perte de chance, qui n'a pas de définition légale, est une notion jurisprudentielle et fait référence à l'arrêt FAIVRE, du 21 janvier 1974, et à l'arrêt de la Cour de Cassation du 18 mars 1975 indiquant que « la perte de chance permet de réparer un préjudice direct et certain résultant de la disparition par l'effet d'une faute, de la probabilité d'un événement favorable, encore que par définition, la réalisation d'une chance ne soit jamais certaine ».

Il existe donc une perte de chance lorsqu'il est certain que la faute a entraîné la disparition d'une éventualité favorable, comme la chance de survie, de guérison, de voir son état de santé s'améliorer ou d'échapper à une infirmité. Cette notion a été rappelée par différents arrêts de la Cour de Cassation, notamment du 9 octobre 1975, puis plus récemment du 21 novembre 2006 indiquant entre « seule constitue une perte de chance réparable (indemnisable) la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable ».

Par ailleurs, trois conditions cumulatives sont nécessaires pour voir reconnaître la responsabilité d’un professionnel de santé :

  • Une faute, qu'il s'agisse d'une erreur, d'une imprudence ou d'une négligence
  • Un préjudice : celui-ci n'est pas le dommage corporel mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit survenu
  • Un lien de causalité : Il n'existe pas de lien de causalité direct et certain entre la faute et le dommage mais celui-ci existe entre la faute et la chance réelle et sérieuse perdue. La faute commise lors de la prise en charge du patient a compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à une aggravation.

 

La perte de chance présente donc un caractère direct et certain chaque fois qu’est constatée la disparition d'une éventualité favorable

La réparation médico-légale de la probabilité perdue s’applique schématiquement à deux situations …

  • D’avoir pu guérir ou survivre
    • Perte de chance pour erreur ou retard de diagnostic (lorsqu’il est fautif, ce qui n’est pas toujours le cas …)
    • Perte de chance pour retard de prise en charge : prescription d’un traitement, réalisation d’un intervention, décision de transfert …

 

  • D’avoir pu refuser un traitement
    • Perte de chance pour manquement au devoir d’information (mieux informé, le patient aurait pu renoncer à l’intervention ou opter pour un autre traitement …)

Sur le plan indemnitaire, la perte de chance constitue un préjudice autonome (notamment Cour de Cassation du 27 mars 1973, Conseil d'Etat du 21 décembre 2007) dont l'évaluation correspond finalement à une fraction du préjudice final.

D’un point de vue médico-légal, la question sera donc la suivante : Que ce serait-il passé si la faute n'avait pas été commise ? Répondre à cette question est toujours très difficile. On notera donc l'intérêt d'une expertise médicale, permettant d'éclairer le magistrat sur ce point précis avec identification et évaluation des différents postes de préjudice. A noter que le juge se fonde en général sur les études et statistiques proposées, afin d'évaluer, en fonction des antécédents et prédispositions du patient, les probabilités de succès.

Sur le plan indemnitaire, la perte de chance sera donc intégralement réparée. Elle correspond, nous l'avons dit, à une fraction des différents chefs de préjudice, déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue soit un pourcentage, évalué par le juge, du montant total de l'intégralité du préjudice.

A noter que si la victime n'a pas survécu, les préjudices des victimes par ricochet seront réparés en fonction de la fraction des préjudices attribuée à la perte de chance.

Fait important, il n'y a pas d'indemnisation si :

  • Des soins appropriés n'auraient pas permis d'éviter le dommage (état antérieur du patient ou évolution propre de la pathologie ?)
  • Aucun manquement - retard de diagnostic, de prise en charge, de mise en œuvre du traitement - ne peut être relevé
  • Il existe une faute mais il n'est pas établi qu'elle a eu pour conséquence de diminuer les chances de succès de l'acte médical ou de laisser s'aggraver l'état de santé du patient

Pour éclairer totalement les débats et apprécier pleinement cette éventuelle perte de chance, lors d'une expertise médico-légale, il conviendra :

  • D’amener l'expert à décrire le plus précisément possible ce qu'il entend par perte de chance, et donc la réalité même de cette perte de chance
  • Se replacer sur le terrain du lien de causalité c'est-à-dire vérifier si la chance perdue est bien corrélée à l'apparition ou l'aggravation des séquelles
  • Décrire dans le détail le mécanisme par lequel les séquelles auraient pu être moindres si la chance n'a pas été perdue
  • Utiliser les faits médicaux et les données acquises de la science et notamment des données bibliographiques
  • Quantifier cette perte de chance
  • Rappeler bien entendu, le contexte particulier lié à cette crise sanitaire inédite, en se basant sur les différentes mesures prises par les autorités mais en intégrant également les recommandations HAS ou des sociétés savantes

 

Au-delà de cette notion de perte de chance, nous l'avons vu, très fortement liée à un possible retard dans la prise en charge, d'autres sujets médicolégaux peuvent être évoqués ou recherchés lors de cette crise sanitaire en lien avec une infection à Coronavirus :

 

  • Tout d'abord, la poursuite d'une activité médicale en connaissance de son statut de cas contact ou d’infection avérée
  • Infection covid contractée lors d'une hospitalisation avec une PCR négative à l'admission, signant donc une probable infection nosocomiale
  • Choix du maintien d'une exploration ou d'une prise en charge non urgente
  • Choix du type d'hospitalisation, conventionnelle versus ambulatoire
  • Prolongation discutable d'une hospitalisation, majorant les risques nosocomiaux
  • Recommandation de l'ORL concernant la vaccination anti covid, et potentiellement un retard à cette vaccination
  • Enfin d'éventuels effets indésirables vaccinaux à mettre en lumière et en cohérence avec les différentes recommandations HAS à « un instant t »

 

Nos préconisations médico-légales dans un tel contexte sanitaires

  • Introduire la notion de collégialité dans la décision de déprogrammation
  • Être très attentif aux réactions du patient suite à l'annonce de la déprogrammation de son acte
  • Fournir au patient toutes les informations nécessaires à une bonne compréhension de la situation

 

  • Partager cette information notamment avec l'équipe médicale et le médecin traitant

 

  • Tracer toutes les actions entreprises, ce qui permettra, plusieurs mois au années plus tard, de se souvenir du déroulement précis des faits

Pour conclure, en période sanitaire exceptionnelle, il convient de :

  • Questionner les algorithmes et indications de prise en charge habituelles en intégrant les différentes recommandations et préconisations réglementaires
  • Envisager d'autres alternatives thérapeutiques
  • Réduire ou limiter la durée des hospitalisations (risque nosocomial)
  • Tracer les décisions prises en intégrant les contraintes administratives ou réglementaires, justifiant les choix retenus
  • Privilégier la collégialité
  • Garder à l'esprit un risque médicolégal ultérieur, parfois lointain nous l'avons vu
  • Optimiser le suivi des patients en intégrant des rappels

Dr Thierry Houselstein

Juillet 2021

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